Strong women : une histoire musclée
Culturistes, haltérophiles, catcheuses … ces femmes qui se sont réappropriées la force et le muscle et qui bousculent les codes de la féminité. Article écrit avec le témoignage de la championne française de Body Fitness, Tjiki.
Sur la carte du tarot de Marseille et du Rider Waite, c’est une figure féminine, maintenant grande ouverte la gueule d’un lion, qui incarne la Force. D’un point de vu physique, s’il est prouvé que la testostérone augmente la masse musculaire (et les hommes en produisent huit fois plus que les femmes !), elle n'est pas seule en cause. En effet, avec un entrainement ciblé et assidu une femme peut compenser et atteindre le même niveau de force qu’un homme, voire le dépasser. Le dernier tabou de la notion de force chez le corps féminin est d’un point de vue esthétique : un corps féminin standardisé, considéré comme attirant pour un regard masculin lambda, ne doit pas être trop musclé de crainte d’être considéré comme « trop masculin ». Cette énième stigmatisation du corps féminin a non seulement pour conséquence le développement de troubles psychologiques, comme la dysmorphophobie, chez des femmes naturellement athlétiques, mais a également freiné des vocations : de nombreuses adolescentes à la carrière sportive prometteuse ont renoncé à leur pratique voyant leur corps changer, comme de nombreuses femmes freinent leur capacités physiques de peur de développer trop de muscles.
Ce problème de stigmatisation a été largement répandu par la culture populaire et le muscle reste l’appanache viril cis hétéronormé par excellence dans notre inconscient collectif. De fait, très peu nombreuses sont les références de personnages féminins musclées. On retrouve la mythique « Xenia La Guerrière » interprétée par l’actrice Lucy Lawless ou encore la grande « Brienne de Torth », interprétée par Gwendoline Christie dans Games of Thrones (elle-même largement victime de son apparence dans la série, régulièrement qualifiée de « bête ») . Mais de manière générale l’aspect physique des personnages d’action féminins doit rester proche des codes et normes de beauté standardisés, et si force physique il y a chez le personnage, elle est toujours de nature « surnaturelles » et non-réaliste vis à vis de l’aspect physique et musculaire (Superwoman, Wonderwoman…). Un corps féminin bankable doit rester attractif et ne peut donc pas sortir des codes de beauté habituels. Notre société, même si elle tend (très) doucement à changer, stigmatise les corps féminins musclés, les jugeant comme étant « anormaux », « trop masculins », voire « monstrueux » C’est d’ailleurs dans les Freak shows que l’on pouvait rencontrer les premières femmes “strong women”.
Un peu d’Histoire …
Il faut remonter au XIX ème siècle pour voir les images des premières « strong women » : considérées alors comme une attraction, une curiosité, souvent exploitées, elles performaient dans les cirques, les vaudevilles ou les freak show devant un public pas toujours bienveillant. L’une des premières "strong woman" à connaitre le succès en Europe est Miriam Kate Williams, plus connue sous le nom de Vulcana. Au côté de son conjoint et partenaire de scène Atlas, elle parcoure le monde entier pour se produire sur scène et atteint une renommée mondiale. Aux Etats-Unis, c’est de Josephine Blatt, strong woman et lutteuse, dont on parle. Dès les années 1890, elle sillonne les États-Unis et se met en scène sous le nom de Minerva, soulevant des poids faramineux. Elle est aussi reconnue comme étant la première véritable catcheuse. On observe les prémices d’une pratique culturiste féminine occidentale avec la trapéziste Laverie Valee alias Charmion. Sa musculature et ses exploits au trapèze (filmés par Thomas Edison dans Trapeze Disrobing Act , en 1901) sont applaudis et célébrés, ce qui place cette pratique sous un nouveau regard, la sortant de l’ambiance glauque des Freak shows (même si Charmion doit se plier à un strip-tease durant cette performance pour attirer un public masculin enjoué).
Dans les années 30 aux Etats-Unis, Abbye ‘Pudgy’ Stockton, également appelée « The Queen of Muscle Beach », allie un côté pin-up à des prouesses physiques et se rend célèbre en réalisant, entre autre, l’exploit de porter plusieurs fois de suite son mari à bout de bras. Il faut cependant attendre les années 1970 pour que le culturisme féminin se développe et s’officialise grâce au Mouvements de Libération des Femmes. Officiellement, la première compétition de culturisme féminine institutionnalisée a lieu en novembre 1977 et est remportée par Gina LaSpina. En 1980, la première compétition de Miss Olympia est remportée par l’américaine Rachel Mc Lish. Dès lors, progressivement les compétitions féminines connaissent un succès grandissant. Le catch féminin explose également notamment aux Etats-Unis avec la catcheuse “Chyna”, mais continue de véhiculer une image féminine sexiste et caricaturale dont sera victime, pendant de longues années, Joan Marie Laure, alias Chyna.
Aujourd’hui, même si certains pays interdisent encore ces pratiques, les femmes pratiquant l’haltérophilie, la dynamophilie ou le culturisme (bodybuilding) sont de plus en plus nombreuses et leur pratique de plus en plus reconnue : l’athlète Bakhar Navieva est suivie par plus de 3 millions d’abonnés sur instagram, la culturiste française Tjiki est, quant à elle, l’égérie de la marque de luxe Gucci.
« Le culturisme, comme tout sport, c’est un dépassement de soi. »
Sur la scène française contemporaine, la référence du Body Fitness c’est Tjiki. Née à Paris sous le nom de Khoudiedji Sidibé, Tjiki rencontre sa passion pour la première fois par le biais de l’athlétisme : « J’ai commencé l’athlétisme à l’âge de 13 ans, j’étais assez bonne mais il me manquait un peu de puissance. Du coup mon entraineur a décidé de me mettre à la musculation spécifique. Lorsque j’ai vu que mon physique était en train de se “masculiniser” ça m’a plu et j’ai décidé de continuer parallèlement à l’athlétisme. »
A l’adolescence, contrairement à beaucoup de jeunes filles de son âge, Tjiki ne se préoccupait pas du tout du regard des autres. Elle avoue même que son esprit de contradiction aurait pu être un booster positif face à des réflexions négatives vis à vis de son apparence physique. Elle décide après plusieurs années de pratique de se mettre à la compétition comme un challenge personnel. Même si en France, la musculation n’est toujours pas reconnue officiellement comme un sport à part entière, pour Tjiki, le culturisme c’est bien un sport avant tout, et comme tout sport il incarne le dépassement de soi. Détentrice d’un palmarès impressionnant, notamment médaille d’argent du « World Champion Pro » 2018, lorsque Tjiki se rend à une compétition c’est pour tout donner et gagner. Son entraînement demande la rigueur mentale et physique d’une athlète :
«Mes entrainements vont variés selon le temps avant la compétition. Etant donné qu’on travaille muscle par muscle, le but est d’apporter un travail spécifique à chaque muscle et donc l’entrainement va varier selon l’endroit du corps : ça peut varier entre 1 à 3h. Tout va dépendre aussi du temps de récupération. Il faut prendre plaisir à faire son entrainement, à se lever, aller à la salle. Le Body Fitness, si on décide d’en faire, il faut avant tout que ça soit une passion. Il faut assumer aussi la pression extérieur : ne pas pouvoir toujours manger avec les amis, les réflexions des hommes frustrés, ton petit ami doit avoir la compréhension de ton sport. Donc une sélection naturelle de son entourage s’opère. »
« Je suis ma propre référence. »
Le BodyFitness et le culturisme en général renverse les codes normatifs de beauté instaurés par le patriarcat. Cependant certains codes du féminin, notamment les artifices de la féminités sont gardés : le maquillage, les talons, le bikini, les paillettes … Le monde du Bodybuilding nous présente une version du féminin qui dérange car elle flirte avec les extrêmes de la représentation commune des genres. Pour Tjiki, ce qui apparait comme deux extrêmes sont son Yin et son Yang, sa force et sa douceur, sa partie masculine et sa partie féminine : « J’assume cette masculinité qui s’harmonise parfaitement avec ma féminité. C’est comme ça que j’assume mon corps et que je me sens bien. »
En effet pour Tjiki, son physique est à l’image de sa force intérieure. Le Body Fitness a été un moyen d’expression et de revendication de l’appropriation de son corps et de sa force : « Un homme qui sous valorise une femme parce qu’elle est musclée, c’est qu’il ne se sent pas à la hauteur et qu’il est touché dans son ego. Pour moi faire du Body, c’est aussi un moyen de montrer la femme autrement que comme une victime. Je veux montrer que je sais faire ça aussi et qu’on me doit donc du respect. »
Originaire du Sénégal, Tjiki est souvent la seule femme noire en compétition : « Une femme noire doit travailler trois fois plus que les autres et ça dans tous les domaines. Certes je vais à une compétition pour gagner, mais si malgré tout ce que j’ai donné je ne gagne pas, je vais me remettre en question : est-ce que le problème vient vraiment de mon travail ou du jury ? Si il vient de moi, je travaille encore plus et si il vient du jury, je change de compétitions. » Tjiki doit souvent composer avec des codes esthétiques blancs mais pour elle ce n’est pas nécessairement un problème : « Arnold Schwarzenegger a créé le body pour les hommes blancs à la base puis progressivement les femmes sont arrivées et s’y ont fait une place. Ensuite les noirs ont changé certains codes. En Europe il n’y a pas beaucoup de noirs contrairement aux Etats-Unis, c’est donc plus lent. Je fais l’entre deux. »
Tjiki porte fièrement sa pratique et son parcours. Elle remercie le sport qui l’a aidé à lui donner confiance en elle, à être patiente dans ses objectifs et à canaliser son énergie. Actuellement en formation d’auxiliaire de vie orientation aide soignante, elle se remet d’une opération au genou avant de pouvoir reprendre l’entrainement mais reste focalisée sur ses objectifs : "Je suis ma propre référence. En tant que française je veux être la base. Pour me donner les moyens d’y arriver, et bien je vais bosser. »